C’est un samedi après-midi de 1977 que mes 14 ans avaient pris en pleine gueule les Doors — sans doute la seule fois que The End fut diffusée intégralement sur Europe 1 !
Traumatisé. La révélation.
Outre les disques, j’avais ensuite acheté Seigneurs et nouvelles créatures, le recueil de poésies de Jim Morrison, et une édition bilingue des chansons des Doors, y compris le magnifique Une prière américaine, dont j’ai adapté la traduction, à l’époque.
La voici telle quelle. Il faut savoir que dans l’album éponyme, les Doors restants ont supprimé certains passages (ci-après en italique) et découpé les phrases et paragraphes pour favoriser la musicalité.
Pour écouter : https://youtu.be/3UdNs2LK7e4
La poésie de Jim Morrison, souvent métaphorique, joue aussi beaucoup sur les sons et la manière dont les mots “roulent en bouche”, le sens n’est pas toujours évident, il faut également resituer dans le contexte socio-politique (U.S.A., guerre du Vietnam, 1968, révolution sexuelle, etc.)
UNE PRIÈRE AMÉRICAINE
Sens-tu la chaleur du progrès, sous les étoiles ?
Sais-tu que nous existons ?
As-tu oublié les clefs du royaume, es-tu déjà né et es-tu vivant ?
Réinventons les dieux, tous les mythes des siècles passés, célébrons les symboles des plus anciennes forêts profondes.
(Avez-vous oublié les leçons de l’antique guerre ?)
Il nous faut de grandes copulations dorées.
Les pères ricanent dans les arbres de la forêt, notre mère est morte en mer.
Sais-tu que de placides amiraux nous conduisent aux massacres et que le sang jeune rend obscènes de gras et lents généraux ?
Sais-tu que nous sommes gouvernés par la télé ?
La lune est une bête au sang sec.
Des guérilleros roulent des joints dans le carré de vignes voisin, spéculant pour la guerre sur d’innocents bergers qui ne font que mourir.
Ô grand créateur de ce qui est, accorde-nous une heure de plus pour accomplir notre art et parfaire nos vies.
Les mites et les athées sont doublement divins et mourants.
Nous vivons, nous mourons et la mort n’arrête rien ; notre voyage continue dans ce cauchemar.
Accrochons-nous à la vie, notre fleur passionnée ; accrochons-nous aux cons et aux bites du désespoir.
Nous avons eu notre ultime vision par la chaude-pisse.
L’entrejambe de Colomb s’est gonflé de mort verte.
(J’ai touché sa hanche et la mort a souri)
Nous nous sommes assemblés en ce théâtre antique et fou pour propager notre rage de vivre et fuir la sagesse grouillante des rues.
Les granges sont prises d’assaut, les fenêtres gardées, et seule parmi tout le reste, pour danser et nous sauver, avec le divin simulacre des mots, la musique nous enflamme le cœur.
(Quand les meurtriers du vrai roi peuvent rôder librement, mille magiciens envahissent le pays.) Où sont les festins qui nous étaient promis ? Où est le vin, le vin nouveau ? (Il meurt sur la vigne)
Simulacre résidant, donne-nous une heure pour la magie, nous du gant pourpre, nous du vol de l’étourneau et de l’heure de velours, nous de la race du plaisir arabe, nous du dôme solaire et de la nuit.
Donne-nous un crédo, une nuit de luxure ; donne-nous confiance en la nuit, donne-nous cent couleurs, un riche mandala pour toi et moi ; et pour ta maison coussinée de soie : une tête, la sagesse et un lit.
Décret troublé, le simulacre résidant t’a revendiqué.
Nous avons cru au bon vieux temps, nous en profitons encore un peu.
Les choses de la bonté et un sourcil peu engageant pardonnent et permettent.
Savais-tu que la liberté existe dans un livre de classe ?
Savais-tu que des fous dirigent notre prison, dans une geôle, dans un cachot, dans un tourbillon blanc, libre et protestant ?
Nous sommes perchés la tête en bas, au bord de l’ennui,
Nous rejoignons la mort au bout d’une bougie.
Nous cherchons quelque chose qui nous a déjà trouvés.
Nous pouvons inventer nos propres royaumes, de grands trônes pourpres — sièges de luxure — et il nous faut aimer dans des lits de rouille.
Des portes d’acier arrêtent les cris des prisonniers et de la radio.
Ondes moyennes, bercez leurs rêves.
Pas de fierté d’hommes noirs pour plier les poutres tandis que des anges moqueurs filtrent ce qui semble être un collage de poussière de magazine gratté sur les fronts des murs de confiance.
Ceci n’est qu’une prison pour ceux qui doivent se lever le matin et lutter pour des valeurs aussi inutilisables, pendant que des demoiselles en pleurs étalent leur indigence et font la moue en divaguant contre un personnel enragé.
Oh, j’en ai marre de douter ; vivez dans la lumière de la certitude sudiste !
Liens cruels. Les serviteurs ont le pouvoir, des hommes-chiens et leurs viles femelles. Ils couvrent de draps misérables nos marins (et où donc étiez-vous pour notre heure d’abstinence ? À traire votre moustache ? Ou à moudre une fleur ?), j’en ai marre des visages austères qui me fixent du haut des tours de télé, je veux des roses dans la tonnelle de mon jardin ; pigé ?
Bébés royaux, rubis, doivent maintenant remplacer les étrangers avortés dans la boue, ces mutants, nourriture de sang pour la plante labourée.
Ils nous attendent pour nous emmener aux jardins désunis.
Connais-tu la pâleur et les frissons impudiques de la mort lorsqu’elle arrive à une heure étrange, sans être annoncée ni escomptée, comme une invitée effrayante et trop amicale qu’on a prise dans son lit ?
La mort fait de nous tous des anges et nous donne des ailes où nous avions des épaules, douces comme des serres de corbeau.
Plus d’argent, plus de déguisement.
Cet autre royaume semble de loin le meilleur, jusqu’à ce que l’autre mâchoire révèle l’inceste et le respect lâche à une loi végétale.
Je n’irai pas.
Je préfère une fête d’amis à la famille géante.